« Michel Rua : le clone de Don Bosco »
32 ans après sa béatification
Esquisse inaugurale
Nous sommes à Turin, capitale des États Sardes, à la fin de mai 1847. A l'Est de la cité, sur une place circulaire, en bordure des remparts, bourdonne le marché municipal, les Halles, Porta Palazzo. En haut, tout contre la ville, c'est le marché aux fleurs ; au-dessous, le pavillon de la marée ; tout le long de l'allée centrale, les fripiers ; et dans l'autre demi-cercle de la vaste place, voisinent fruits, légumes, viandes et fromages. L'approvisionnement est général : on débite là, pêle-mêle, le petit poêle en fonte comme la cuvette en émail. Un monde grouillant de maraîchers et de grossistes, de détaillants et de ménagers, d'abatteurs et de commissionnaires peuple l'endroit et l'enveloppe de rumeurs sourdes. Aussi, tous les galopins oisifs des quartiers populaires, tous les faiseurs d'école buissonnière, tous les voyous et toutes les faces louches s'y donnent instinctivement rendez-vous. Que de belles occasions de chaparder, de comploter un coup, de monter quelque bonne blague, de polissonner, et aussi parfois de gagner quatre sous à décharger et recharger les voitures des maraîchers.
Souvent un prêtre traverse cette foule. Il est connu de tout le quartier : on l'appelle Don Bosco. Jeune, trente ans à peine. Dès qu'il apparaît, la marmaille se rue vers lui, car il s'est spécialisé dans cette clientèle. Le soir, quand la nuit est tombée, il ouvre la porte de son misérable logis à tous ceux qui veulent y entrer, et il leur apprend un tas de choses. Le dimanche, dans un bout de cour dont il dispose, près de l'Orphelinat des petites filles dont il est l'aumônier, les accueille, et, par centaines, ils viennent s'y ébattre. Après quoi, ils participent, le matin à la messe ; le soir, avant la bénédiction, une leçon de catéchisme. L'abbé appelle ça un patronage. Tout le monde l'aime, ce prêtre-là. on peut l'aborder, l'interroger, lui demander une image ou un sou : il s'arrête, écoute, sourit et contente les plus exigeants. Le dimanche, sur la cour, il n'hésite pas à relever sa soutane pour mener des parties folles avec son petit peuple. Et quel coureur ! Pas moyen de l'attraper : il file comme une flèche, et glisse comme une aiguille.
Justement, ce matin-là, le voici qui apparaît. C'est huit heures et demie, le moment de la rentrée des classes. Cartables sous le bras, des écoliers traversent le marché pour gagner l'école des Frères toute proche. Plus d'un de ces mioches a reconnu Don Bosco et s'en approche. « Une médaille, Don Bosco, une petite médaille ! » Et le bon abbé plonge dans sa poche, inlassablement. Soudain, devant lui se plante un petit homme à l'air plutôt timide. Dix ans environ, regard intelligent, mise soignée, presque élégante, figure de fillette très fine, un peu souffreteuse. Lui aussi tend la main.
« Ah, c'est toi, Michel ! Et qu'est-ce que tu veux ?
- Une médaille, comme les autres, s'il vous en reste.
- Une médaille ? Non. Bien mieux que cela.
- Et quoi donc ?
- Tiens, prends ! »
Et ce disant, l'abbé Bosco tendait sa main gauche ouverte, mais vide, et de l'autre, appliquée perpendiculairement, il faisait le geste de la couper en deux, pour en offrir la moitié.
« Allons ! Prends donc ! Prends donc ! »
- Prendre, prendre : mais quoi ?
La main demeurait vide. Le petit Michel écarquillait les yeux sans comprendre.
« Qu'est-ce qu'il veut dire ? Qu'est-ce qu'il veut bien dire ?
A cette question muette Don Bosco ne répondait pas. L'heure de livrer au petit Michel Rua le mot de l'énigme n'était pas encore venue. Elle ne devait sonner que quelques années plus tard.
Aperçu biographique de Michel Rua
Michel Rua est né le 9 juin 1837 à Turin, dans la région du Valdocco, non loin de la future implantation de l'Oratoire. C'est à l'âge de huit ans qu'il perdit son père. Il fit la connaissance de Don Bosco au mois de septembre 1845, il avait alors huit ans. Rua songeait entrer à la manufacture à la sortie de l'école en 1850 pour gagner sa vie et aider sa mère restée veuve. Mais Don Bosco, qui ne l'avait jamais perdu de vue, lui demanda s'il voulait « apprendre le latin ». Le garçon saisit à demi-mot et se déclara disposer à faire des études pour devenir prêtre. Dès le mois d'août 1850, il tâte du latin en compagnie de quelques camarades, tout en continuant pendant quelques temps encore à loger chez lui. À partir de l'automne 1852, il devient interne à l'oratoire, et le 3 octobre de la même année, jeune clerc de quinze ans, il reçoit sa première soutane dans la chapelle des Becchi. Puis, ayant terminé ses études secondaires en 1853, il s'inscrit au séminaire de Turin pour les cours de philosophie et de théologie. Cependant Don Bosco rumine son projet de congrégation. Au cours des conférences qui rassemblent quelques garçons parmi les plus fidèles, il prépare lentement leurs esprits. Le 26 janvier 1854, à l'approche de la fête Saint François de Sales, Rua, Cagliero et deux autres sont invités à faire un essai d'exercice de pratique de la charité envers le prochain. Ils porteront désormais le nom de salésiens.
A l'oratoire, Rua, passait pour le collaborateur préféré de Don Bosco. Ami de Dominique Savio, il sera le premier président de la compagnie de l'Immaculée. Le 25 mars 1855, il prononçait ses trois voux de religion et il sera ordonné prêtre le 29 juillet à Caselle. Devenu prêtre, Michel Rua sera, comme son maître la proie d'une foule d'occupations. En 1863, Don Bosco trouve le moyen de le former à de plus amples responsabilités, en le nommant directeur du collège salésien de Mirabello. Mais Turin, semble-t-il, ne pouvait se passer de sa présence. Il y est rappelé dès 1865 pour succéder au préfet Alasonatti mourrant. Aux côtés et à l'ombre de Don Bosco, Rua est de plus en plus l'homme de confiance à tout faire. Pendant les absences de Don Bosco, longues parfois de plusieurs mois, c'est sur lui qu'il se repose la bonne marche de l'oratoire. C'est ainsi qu'en 1869, Don Bosco le charge de la formation des candidats salésiens. En 1872, c'est encore Rua qui, en tant que préfet général de la Société, reçoit mission de répartir le personnel entre les diverses maisons. On le trouve aussi à côté de Don Bosco dans ses multiples pérégrination (Paris 1878 ; Marseille 1880 ; Rome 1881 ; Paris 1883 ; Autriche 1883 ; Sicile 1885 ; Barcelone 1886). Lorsque, à la demande du pape, Don Bosco songe à nommer un vicaire avec droit de succession, qui d'autre choisir sinon celui qui est devenu depuis des années quasiment son « alter ego ou son clone » ?
Après Don Bosco ? Don Bosco encore ou si vous le préférez, Don Bosco II. Mieux que le sang, même dans la royauté héréditaire, un même esprit fait espérer et assure, dans les familles religieuses, la survivance intégrale et authentique d'un Fondateur. Don Bosco ayant achevé son sillon et franchi la lisière que borde invisiblement l'éternité, son nom béni et révéré, palpitait encore dans l'histoire ; auréolé par des vertus. mais le prototype de salésien s'était en quelque sorte évanoui, tel un rêve, du moins aux yeux de chair de sa lignée spirituelle. Aussi, la douleur battait, véhémente, dans mille et une poitrines ; les cours se refusaient à accepter un tel et si grand deuil. Dieu, cependant, était là, qui jamais n'abandonne les artisans du bien, et dont la providence ne saurait déserter les ouvres de son ressort. Don Rua, prêtre salésien et vicaire du Fondateur serait aussi son premier successeur. Devenu Recteur Majeur, Don Rua dépensa plus que jamais une intense activité. Il le fallait bien, car, à peine installé à son nouveau poste, il se voyait harcelé par de dettes à Turin, en France, à Rome. Bien que n'ayant pas le génie quémandeur de Don Bosco, il apprit bientôt à se débrouiller. Il devait mourir le 6 avril 1910, et fut béatifié par le pape Paul VI, le 29 octobre 1972.
Spiritualité de Michel Rua
Don Rua trouva sa voie spirituelle dans la « contemplation » de Don Bosco. Elle lui inspira « son amour de la Règle », son genre d'ascèse et sa dévotion au Christ et à sa Mère. Il nourrissait un véritable culte pour la Règle, grand héritage de Don Bosco, qu'il tenait à observer avec une exactitude surprenante. La « régularité » de Don Rua était proverbiale. Don Bosco n'a-t-il pas plaisanté un jour sur le strict Don Rua, au point de se dire effrayé s'il avait dû se confesser à lui ? Ce n'était pas pour rien qu'on l'avait baptisé très vite : « la Règle vivante ». Il incarna chaque point de la Règle. Comme recteur majeur, il n'a pas cessé de recommander aux salésiens la fidélité aux usages, traditions et constitutions laissés par le Fondateur. Le respect à la Règle, tel qu'il essayait de l'inculquer aux autres, n'était chez lui si grand que parce qu'il la rattachait d'emblée à la volonté de Dieu. La Règle, dira-t-il, n'est-elle pas « le livre de vie, la moelle de l'Évangile, l'espérance de notre salut, la mesure de notre perfection, la clé du paradis ? ».
Don Rua fut un ascète. Sa physionomie, son comportement extérieur, sa maigreur, pouvaient rappeler un Curé d'Ars. Tout son être révélait l'habitude des plus nobles. À le voir, on aurait dit « une apparition » : les lignes ascétiques de son visage, les sillons alignés sur son front, son regard saluant toujours Dieu dans ses interlocuteurs, la composition souverainement pieuse de toutes ses attitudes, la dignité constamment profonde de ses allures et de ses simples entretiens, voilà qui défilait, puis se groupait sous le regard de l'analyste impartial et le faisait proclamer saint. Cependant, l'exemple de son maître, c'est dans le travail et dans l'activité incessante qu'il faisait consister habituellement la mortification religieuse. Ses notes caractéristiques, d'après les salésiens qui paraît bien l'avoir connu, furent celle-ci : « un attachement d'une extrême dévotion à Don Bosco, une incessante et héroïque activité et un extraordinaire amour du sacrifice. ». On disait de lui qu'il avait fait le vou de ne perdre une minute. « Une histoire drôle circulait la-dessus : c'est Don Rua qui arrive au paradis et qui n'a rien de plus pressé que d'aller saluer Don Bosco. et lui demander un peu de travail ». Enfin, sa dévotion au Christ et à sa Mère était grande. Il ne séparait pas le Christ et sa Mère. Le 28 décembre 1900, il consacra la congrégation salésienne au Sacré-Cour de Jésus et immense fut sa joie d'assister en 1903, au couronnement de la Vierge au Valdocco.
« Hors de la charité pas de salut »
Saint Jérôme raconte que l'apôtre Saint Jean qui, aux derniers jours de sa vie ne pouvait plus marcher, se faisait porter à l'Église par ses disciples, pour y prêcher l'Évangile. Mais comme la faiblesse l'empêchait de s'étendre en de longs discours, il se contentait de répéter aux fidèles : « Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres ». Fatigués d'entendre toujours le même refrain, ceux qui l'entouraient lui dirent un jour : « Mais ne pourriez-vous pas nous parler d'autre chose ? » « A quoi bon, répondit le Saint vieillard. Ce précepte, c'est toute la loi. Mettez-le en pratique et cela vous suffira ». Jusqu'au terme de sa vie, même sur son lit de mort, Don Rua, lui aussi ne cessa de prêcher la charité, sous cette forme essentiellement pratique et agissante qui s'appelle l'aumône. S'il est un thème sur lequel, sans se décourager, jusqu'à en fatiguer les oreilles de ses auditeurs, il est revenu, c'est celui-là : « la charité, la charité par l'aumône ». Lorsque dans les villes qu'il traversait, on le voyait monter en chaire, on était assuré que, par un bout ou par l'autre, il retomberait sur ce sujet. « Aimez, aimez votre prochain, votre prochain le plus malheureux, l'enfant abandonné, l'infidèle à qui personne ne pense.
En somme, hors de la charité, peu ou point de salut.
Épilogue
La vie de Don Rua s'était fondu pleinement dans celle de Don Bosco ; le père et le fils s'étaient attelés à la même tâche ; leurs travaux s'étaient enchevêtrés à un point inexprimable, et, pendant plus de trente ans, la forte personnalité de l'un avait d'autant plus noyé la figure de l'autre, que Don Rua s'ingéniait de mille façons à éteindre le moindre éclat provenant de ses mérites. Comment dès lors arriver, non seulement à séparer l'une de l'autre de ces deux existences, mais encore à refouler, non pas dans l'ombre, mais tout de même à l'arrière plan, le lumineux profil du personnage de Don Bosco dans la vie de Don Rua ?. A chaque instant de la vie de Don Rua, la haute figure du Fondateur s'interposait.
Côte à côte, sur terre, pendant quarante-deux ans, ils vécurent,
le père et le fils, Don Bosco et Don Rua.
Côte à côte, ils travaillèrent, ils souffrirent, ils peinèrent, liés à la même tâche,
penchés sur la même clientèle de misère,
la jeunesse pauvre et abandonnée.
Côte à côte, ils luttèrent et triomphèrent des rudes obstacles que les forces mauvaises multipliaient sur leur route d'apôtres.
Côte à côte, débordants d'allégresse, ils virent sortir du sol, pousser, monter en épis la récolte qu'ils avaient semée.
Côte à côte, ils respirèrent le parfum des moissons mûres, et côte à côte, pendant plus de trente ans, ils les couchèrent au sol.
Côte à côte, ils dormirent pendant vingt ans, le même sommeil, le long sommeil de la mort, à Valsalice, veillés par la tendresse des plus jeunes de leurs fils,
visités par leurs obligés d'hier et d'aujourd'hui,
priés par les cours en détresse et les corps tourmentés.
Mais un jour, le premier avril 1934, jour de Pâques, l'un des deux, le père fut soulevé de sa tombe par les bras d'un peuple en délire, et porté, sur un pavois d'honneur, jusqu'au temple de la Vierge Auxiliatrice. L'Église de Dieu le faisait monter sur les autels. Alors le fils resta seul, comme il était resté seul pendant vingt-deux ans, du 31 janvier 1888 au 6 avril 1910. Isolément momentané ! Solitude éphémère ! De même qu'il partagea pendant quarante ans les fatigues de son Père, pendant vingt ans le silence de son tombeau, bienheureux qu'il est, nous espérons qu'il partagera avec lui la gloire des autels. Ce jour-là l'antique promesse, faite un matin de printemps de l'année 1847, sur une petite vieille place de Turin, sera pleinement réalisée : « Mon petit Michel, nous partagerons tout de moitié, tu verras. ».
« La famille salésienne a eu en Don Bosco son origine,
et en Don Rua sa continuité.
Don Rua a fait de l'exemple du Saint Fondateur une école,
de sa Règle de vie, un esprit,
de sa sainteté un modèle,
Don Rua a inauguré une tradition. »
Pape Paul VI, le 29 octobre 1972
Grégoire Marie KIFUAYI, sdb |