Le regard poétique de Don Bosco
Regarder : accueillir
Le regard en langage humain est l’expression la plus vivante des sentiments profonds de la personne (Cf. E. Levinas). Le regard humain s’origine dans le regard de Dieu, un regard dont la qualité est d’être éminemment poétique. Poétique selon la racine grecque du verbe créer, avec les spécifications qui s’y ajoutent : causer, faire devenir, donner la vie, inventer, imaginer, tenir grand compte de, faire avec art… La Révélation biblique est le fruit de ce premier regard, expression d’un étonnement poétique. Le regard de Dieu est saisi comme la manifestation de respect pour l’être humain, une marque de déférence en laquelle tout individu a « du prix à ses yeux » (Is 43, 4 ; 49, 16). En son origine, le regard de Dieu sur l’homme est fait d’étonnement et d’émerveillement « Dieu vit que cela était bon » (Gn 1, 31). Ce regard de l’artiste Divin est un regard créateur, un regard poétique, de l’aspect unique, de la valeur de chaque être humain… De dire d’André Frossard : « Dieu ne se sait compter que jusqu’à un ». À ses yeux, chacun se révèle comme une personne originale et irremplaçable…
L’Évangile souligne que tout se joue et se situe dans la manière de regarder. Il y a voir et voir. Dieu pose sur nous un regard d’amour qui ne juge pas et ne condamne pas. Tel est le regard de Jésus. Parce qu’il regarde l’homme avec amour, avec son cœur, son regard est capable de susciter la vie, de faire naître l’amour et de récréer l’homme. Il a suffi d’un regard d’amour pour que la Samaritaine reconnaisse son péché et que, de son cœur desséché, jaillisse le désir de Dieu, l’eau vive qui fait d’elle l’apôtre de son village (Jn 4, 1-42). Il a suffi d’un regard d’amour pour que Zachée, bouleversé dans son cœur, s’ouvre au partage et à l’espérance (Lc 19, 1-10). Il a suffi d’un regard d’amour pour que la femme adultère reçoive la lumière qui la relève, la libère du péché et de sa honte (Jn 8, 1-11). Il a suffi d’un regard d’amour pour que Marie-Madeleine renaisse à la tendresse et à l’amour vrai (Lc 7, 36-50). Il a suffi d’un regard pour que l’aveugle-né prenne sa vie en mains (Jn 9, 1-41). Il a suffit d’un regard pour que les disciples quittent tout et suivent Jésus (Jn 1, 35-48). Il a suffi d’un regard d’amour pour que Marie, Mère de Jésus devienne Mère de l’Église (Jn 19, 26-27). Il a suffi d’un regard pour que Pierre ose à nouveau dire au Seigneur : « Tu sais tout, tu sais que je t’aime » (Jn 21, 15-19).
Parce que Jésus regarde avec son cœur, il voit ce que personne ne peut voir. Dans la piécette de la veuve, il a reconnu la générosité d’un cœur qui aime Dieu plus que tout (Lc 21, 1-4). Dans le parfum de Marie-Madeleine, dans son geste de tendresse, il a saisi et pris la défense d’un grand amour (Lc 7, 36-49). Ainsi, Dieu et l’homme deviennent « entrailles de mère » d’abord par le regard. Le regard est la fenêtre du cœur. Par lui le cœur voit, s’éprend, s’émeut, s’ouvre ou se ferme. Le regard est premier et décisif. Il est créateur de vie ou destructeur d’espérance. Tout peut exister par un seul regard comme tout peut être détruit. Le regard est important. En hébreu, le même mot signifie le regard et la source. Le regard est la source de l’homme. Jésus dira : « L’œil est la lampe du corps » (Lc 11, 34), c'est-à-dire la source de la lumière. Par ce regard, l’homme se remplit de beauté ou de laideur, d’amour ou de haine. Le regard est vraiment une source pour l’homme et, par lui, l’homme peut être une source pour les autres.
Par le regard, nous avons le pouvoir de devenir « entrailles de mère » qui donnent la vie ou la refusent, la font naître ou avorter. Nous accueillons l’autre et le laissons entrer en nous par le regard avant même que nous lui avons ouvert les bras. Le prêtre et le Lévite ont vu l’homme étendu à terre avec le regard de la loi. Le Samaritain l’a vu avec le regard de la miséricorde, avec, dans son cœur, le regard de Dieu. Le miracle de la miséricorde s’est alors produit (Lc 10, 29-37). Se faire le prochain de Dieu ou de l’homme, c’est l’accueillir en notre cœur et avec notre cœur par le regard, un regard éclairé par l’Esprit jailli du cœur du Christ. Regarder avec le cœur, c’est découvrir en l’homme cet « essentiel invisible aux yeux », cette part de beauté, de noble, de pur, de bon qu’il y a en chaque être malgré des apparences contraires. C’est voir l’homme d’abord, et non son péché ou sa faiblesse. Regarder avec le cœur, c’est voir en chacun ce qu’il a de meilleur, ce en quoi il est « à l’image de Dieu ». Regard de miséricorde, né de l’amour, celui-ci est porteur de vie, créateur de vie, de joie et d’espérance. Il est capable de faire exister ce qui n’était pas et de donner vie à ce qui était mort.
Un petit conte d’Henri Nouwen, théologien hollandais, illustre admirablement ce que le regard du cœur est capable de réaliser. « Un jour, écrit-il, un sculpteur était en train de travailler un grand bloc de marbre. Un enfant le regardait et voyait des morceaux qui tombaient par terre. Ne comprenant pas, il s’en va. Au bout de quelques semaines, il repasse chez le sculpteur. Et voilà qu’à la place du bloc de marbre il aperçoit la statue d’un superbe lion. Tout surpris, il demande au sculpteur : comment as-tu su qu’il y avait un lion dans le marbre ? Parce que mon cœur savait qu’il y était, répondit le sculpteur ». N’est-ce pas le regard de Jésus ? Regarder l’autre avec le cœur comme le sculpteur, c’est lui permettre d’exister, c’est faire apparaître ce qu’il y a de meilleur en lui. En chacun de nous, en chaque homme, il y a un « lion », une « merveille » à découvrir ou à faire naître. Dieu sait dans son cœur qu’en tout homme, il y a un fils. Saurons-nous, en regardant cet homme, y reconnaître un frère à aimer et à faire exister selon l’admirable parabole de ce rabbin qui, pour mettre à l’épreuve ses disciples, leur posa un jour cette question : « - À votre avis, à quoi peut-on distinguer le jour de la nuit ? Comment peut-on reconnaître le moment où la nuit s’achève et où le jour commence ? – C’est dit l’un, quand on peut distinguer un chien d’un mouton. – Non ! dit le rabbin. – C’est, enchaîna un autre, quand on peut reconnaître la différence entre un figuier et un dattier. – Non ! dit le rabbin. – C’est peut être, se hasarda un troisième, quand on peut, à distance, différencier un homme d’une femme ? – Pas du tout ! répondit le rabbin. Puis il ajouta après un long moment de silence : Tant que tu n’as pas encore reconnu dans le visage de tout homme un frère à aimer, il fait encore nuit dans ton cœur. »
Le regard poétique de Don Bosco
Ainsi, dans sa relation éducative, Don Bosco a regardé le jeune avec ce regard poétique, ce regard qui personnalise et qui positive : reconnaître ce qu’il y a d’unique, accueillir ce qui constitue la personne du jeune. Il n’est pas d’éducation sans ce premier regard, ce regard valorisant… Comme un jeune a besoin qu’on lui fasse reconnaître ce qu’il y a de beau en lui ! Comme il appelle cette vérification sur lui d’un sens à sa création, d’un avenir à ce qu’il est ! Alors oui, il faut regarder l’autre, le jeune… mais voici une question se pose : comment le regarder ? Don Bosco nous enseigne que pour regarder un jeune, il faut chasser de notre esprit toute image préalable, du type : un tel, oh, très paresseux ; un tel, peu doué. Et toutes les images incarcérantes du même genre, que nous synthétiserons par : vaut rien. Délivré des caricatures « a priori », nous accueillons le jeune avec un regard libre, empli d’attente, de désir, un regard observateur, un regard dépouillé de toute certitude, vulnérable même. Un regard qui permettra, plus tard, la rencontre. Ainsi, le premier regard, au lieu d’être une focalisation réductrice (toi, je te connais, tu es… et d’ailleurs ton frère que j’ai eu il y a deux ans…), un ramassis de vieux clichés du passé, de photos fanées d’antécédents plus au moins prometteurs, le regard devient une sorte de travelling vers l’avenir, il ouvre sur le possible, ne confine pas le jeune dans la cave des souvenirs dont les livres d’images sont parfois tellement sordides (de toutes façons ma mère m’a dit que j’étais irrécupérable…). Non, le regard poétique de Don Bosco et des éducateurs salésiens s’effectuent au travers d’une promesse, avec toute l’exigence que le mot comporte.
Ce regard poétique nous (éducateurs salésiens) engage, tout comme le jeune : il faudra que nous lui prouvons qu’il est capable, il faudra qu’il mette en œuvre toutes ses capacités pour justifier ce regard initial. C’est comme si tout se jouait dans cette espérance : « dis-moi que je suis capable et je le deviendrai. Regarde-moi dans la confiance et j’aurai confiance en moi, et je croirai à mon tour que je peux réussir ». Dire, ne cesser après de dire, de répéter au jeune qu’il peut lui aussi y arriver ; ne cesser - même aux moments où nous en doutons le plus violemment - le regarder avec l’idée que c’est toujours possible. Lui faire découvrir peu à peu, en cheminant avec lui, cet échange incessant de regard qui fonde sa spécificité, sa personne, ce qu’il est déjà et qu’il devient aussi.
Se laisser regarder : rencontrer
Regarder : accueillir l’autre dans sa différence fondatrice, le considérer sans « a priori », avec même un peu de curiosité. Oui, regarder attentivement, mais aussi se laisser regarder : proposer notre identité, la plus claire possible. Il s’agit d’être net : éducateur. Pour cela, puisque nous nous exposons à son regard, lui présenter à la fois notre respect pour lui et ce que nous sommes. Nous respectons son identité, il respecte la nôtre. Ce qui revient à dire que nous posons tout de suite des balises, des seuils à ne pas franchir. Sachant que la qualité de présence, d’écoute, de dialogue fonde la personnalité d’un éducateur, nous existons autant, en échange, de la part du jeune. Nous lui parlons, nous l’éduquons à ce que nous sommes, mais à travers ce qu’il est. Nous disons ce qui nous passionne, ce qui nous révolte, ce en quoi nous croyons profondément : nous plaçons pour les jeunes des repères visibles, nous mettons sous son regard des images simples, des attitudes à partir desquelles il pourra choisir et se construire. La difficulté c’est de rendre cela libérant, stimulant, pour que le jeune puisse à partir de ces repères, élaborer sa propre originalité.
Regard de l’éducateur : créer, recréer
Ce qui anesthésie la créativité du jeune, c’est qu’il reçoit passivement les images, les informations et ne cherche pas à en façonner des personnelles. Il convient donc, par le moyen du travail, par l’enseignement, de le libérer de ses utopies destructrices, de lui faire découvrir qu’il possède en lui des ressources bien plus fécondes. Il faut donc continuellement s’exercer à débusquer les dons, les talents divers, pour faire sortir le jeune de schémas paralysants : « De toute façon, je ne suis pas capable… ». Il faut lui apprendre à naviguer dans son existence plus ou moins douloureuse, à partir de représentations positivantes. L’aider à quitter les vielles images flétries pour devenir autonome par rapport à elles. Il nous semble qu’il ne peut y avoir de croissance que par l’apprentissage de l’autonomie, et c’est chaque fois un apprentissage de discernement. Pour favoriser cette croissance, souvent il suffit de susciter l'étonnement, l’émerveillement, l’admiration, ou encore le rire (la rencontre de Don Bosco et B. Garelli est instructive) pour libérer une spontanéité étouffée, oubliée. S’opposent ici un imaginaire préfabriqué…
L’imagination créatrice, celle qui pousse à l’action, à l’audace, à la confiance, ne peut trouver son origine que dans l’intelligence ; elle s’enracine dans un exercice de discernement où l’esprit apprend à connaître, à choisir les représentations qui le recréeront, à rejeter les chaînes d’un univers d’ombres, de figures impersonnelles. L’éducateur, en développant chez le jeune ses capacités créatrices, lui permet de ne pas être dominé par le monde, mais de partir à sa conquête. Ainsi, le travail de l’éducateur consiste à dégager le jeune d’une imagerie mutilante pour libérer chez lui des images motrices, dynamisantes. Regarder le jeune en vérité, déceler derrière l’écorce une ressemblance première - divine - lui dire sa beauté, lui faire comprendre que rien n’est jamais perdu, qu’il est lui-même mobile, qu’il évolue dans un mouvement créateur, que rien n’est fixé au départ, qu’il a à exercer sa volonté, son imagination, pour se construire, tout cela fonde le rôle de l’éducateur. Exercice exigeant, mais passionnant et qui n’aura pas de trop de toute une vie pour s’accomplir. Exercice crucifiant, peut-être, au fil des rencontres, pour aborder l’autre, le jeune en sa vérité, tel qu’il est, en refusant les clichés, les stéréotypes, en l’accueillant avec un regard poétique, un regard qui crée, - comme la finesse du regard et le charme du sourire de Don Bosco -, et qui le délivre et qui nous délivre de toutes ces images stériles. Regarder, se laisser regarder, se rencontrer pour créer ensemble quelque chose en quoi coule une sève vivifiante, retrouver le regard du Créateur sur l’autre, sur le monde et sur soi.
Ainsi, voir le jeune avec les yeux de Dieu, transforme le regard. C’est que le jeune est non seulement capable d’accueillir en lui le regard de Dieu, de se perdre en lui, « les yeux dans les yeux », mais également de le devenir et d’en être transfiguré. Comme l’artiste qui, peignant une toile, obéit à un regard nouveau qu’il porte en lui, la rencontre de ce regard divin devient profondément enraciné dans la vie du jeune et l’engage dans toute son existence. Pénétrer le regard de Dieu amène la transformation du regard. Un regard donnant de voir parfois la vie avec les yeux mêmes de Dieu. Si cette transformation du regard implique une fréquentation des choses de Dieu, celle-ci sera toujours motivée par un désir croissant de connaître cet Autre regard sur la vie et sur le monde. C’est en ce sens que le Christ disait : « Venez et voyez ! ». Venez et voyez afin d’éduquer et de transformer notre regard. Devenir peu à peu le regard du Christ des Évangiles… Regard qui depuis toujours en aura touché plus d’un. Modeler notre regard sur le regard du Christ est sans doute la valeur la plus sûre pour le travail éducatif. La pertinence du travail éducatif dépend de la qualité du regard sur le jeune. Former ou déformer le regard est un pouvoir donné à chaque éducateur. C’est peut-être l’un des pouvoirs les plus décisifs, les plus tragiques parfois, que l'éducateur possède… Dans une juste expérience spirituelle, Dieu devient la lumière des yeux. Une lumière qui cherche constamment à éclater en chaque vie pour en transformer le regard de clarté en clartés. Il suffit d’un regard d’émerveillement qui solennise l’instant présent pour apercevoir à travers le jeune, « La Présence » comme aimait dire M. Zundel… De suite, le changement du regard provoquera le changement de l’action. Car à travers le regard poétique, à travers les yeux, à travers le cœur, quand s’opère un changement, ce sont toutes les attitudes de l’être qui sont transformées. Par le regard transformé, l’agir est transformé : « Agere sequitur esse ».
La figure évangélique qui nous vient à l’esprit pour représenter Don Bosco éducateur, c’est bien évidemment celle du « Bon Pasteur ». D’ailleurs c’est celle que la tradition salésienne a retenue (Cf. la croix salésienne). Il faut savoir qu’au chapitre 10 de Saint Jean apparaît pour la seule fois dans l’Évangile le mot « éduquer ». Le bon pasteur, c’est celui qui regarde, qui appelle les brebis par leur nom et qui les conduit vers le bon pâturage. L’éducateur salésien, c’est celui qui sait regarder et appeler le jeune par son nom, il s’agit d’un projet individualisé, qui accompagne le jeune dans cet itinéraire de sortie du monde fusionnel de l’enfance pour l’aider à accéder à un statut de sujet libre, capable de s’insérer dans la société des hommes, et pourquoi pas, dans la communauté des chrétiens. Et puis, le bon pasteur évoque aussi l’histoire de la brebis perdue. Celui qui est capable de faire confiance aux 99 qui vont bien pour prendre son temps d’aller chercher celui ou celle qui va moins bien. L’éducateur salésien, c’est celui qui est capable de faire confiance au groupe de jeunes qu’il a déjà accompagné pour se centrer sur celui qui d’arriver ou qui a des difficultés à s’intégrer. Enfin, s’il fallait trouver un verset qui résume un peu cette manière de Don Bosco, nous reprendrons sans doute celui par lequel les évangélistes concluent la rencontre de Jésus et les enfants. Ils les bénit, les embrasse en leur imposant les mains. Bénir, c’est dire du bien. Autrement dit, c’est valoriser. L’éducateur salésien, c’est toujours celui qui sait valoriser le jeune et nous savons combien de problèmes de jeunes sont liés à des problèmes de mauvaise image de soi. Embrasser, c’est manifester de l’affection : c’est l’un des piliers de la pédagogie salésienne : « sans affection, pas de confiance, sans confiance, pas d’éducation ». Et enfin, imposer les mains, c’est sécuriser. Le jeune n’est capable d’affronter les difficultés que s’il se sent suffisamment sécurisé dans son présent et là se trouve le rôle de la maison salésienne.
C’est pourquoi, Croiser un regard peut être une aventure quand il nous entraîne sur des chemins inexplorés. Comment oublier ce regard de Don Bosco, pénétrant, pétri d’énergie et de compassion, semblant nous dire : « Mais qu’est-ce que nous attendons ? » Don Bosco nous aide aujourd’hui à répondre aux besoins des jeunes en mal de reconnaissance et d’amour. Plus encore, il nous invite à regarder les jeunes à sa manière, à continuer à les tirer de l’envers du décor pour les conduire au soleil de la vie, au soleil de Dieu. Le regard de Don Bosco nous ramène à celui de tous les jeunes déambulant dans les artères de misères impitoyables que distillent nos sociétés. Il nous rappelle à ouvrir tout grand les yeux et à nous saisir de la vie comme lui-même l’a fait pour y déverser un amour fait d’énergie et de tendresse…
Grégoire Marie KIFUAYI, sdb |