Société actuelle et implications éducatives
Dans la première partie, nous avons parlé de la société (post)moderne en tant qu'elle change l'homme dans son attitude et dans ses critères d'action. Le contexte de Noël et du Nouvel An nous permettra de mieux saisir dans cette seconde partie les enjeux de la société de consommation.
2ème partie : Le consumérisme, pathologie de notre époque
Un coup d'oeil rapide sur l'histoire de l'économie moderne permet de situer les racines du consumérisme à la veille du siècle dernier, suite au boom de l'industrie et de la conquête des matières premières dans les fractions coloniales partagées à la fameuse Conférence de Berlin. Si certains professaient déjà comme credo "je consomme, donc je suis" (Cfr. Le Journal "Le Consommateur"), la tendance progressivement devenue celle de considérer la consommation comme un facteur déterminant dans la science économique. Depuis les années 80, c'est à peine si l'on n'adjoint pas au Ministère de l'Economie celui de la Consommation. Il avait raison, Jacques Delors, comme Ministre de l'Economie, de déclarer que "la politique de consommation est inséparable d'une politique économique et sociale d'ensemble (...), volet essentiel de la politique de défense du pouvoir d'achat". Je ne m'attarde pas à commenter cela, n'étant pas assez instruit pour cela, mais partons de cette réalité pour observer ce que cela implique dans notre vie.
Pourquoi "pathologie"?
Je n'ai jamais cru que ce soit un péché d'être riche ou de satisfaire un besoin selon les normes et le bon sens. J'ai cependant commencé cette seconde réflexion par le terme de pathologie parce que le consumérisme n'est pas l'attitude neutre d'acheter ou de consommer ce dont on a besoin. Il est une déformation du capitalisme sauvage, ou plutôt sa conséquence directe. Il s'insère dans la logique du désir insatiable de posséder, toujours davantage et toujours mieux, ce qui condamne celui qui s'y engouffre à l'angoisse de l'insatisfaction. D'une part il y a ceux qui produisent et ont intérêt à vendre et à créer d'autres besoins pour revendre... D'autre part la société tiraillée entre les besoins réels et ceux qui leur sont proposés, avec des solutions (produits) qui en appelleront d'autres. Une fois la société ainsi utilisée, au sens littéral, les valeurs sacrées s'évaporent. Ce qu'il y a de mystérieux dans l'être disparaît. Et dès que l'on bafoue l'homme, on extrait les racines morales pour justifier l'exploitation par la production, et la production par la consommation. Le critère n'est plus dans la différence entre ce qui est bien et ce qui est mal, mais entre ce qui procure du plaisir et ce qui est "inutile", ce qui exige un effort ou une certaine endurance. En quatre ans de ministère à Port-Gentil, j'ai constaté combien le téléphone cellulaire par exemple, qui était réservé à quelques privilégiés en 1999, était devenu un instrument commun, et même à la portée des élèves du primaire, en l'espace de quatre ans seulement! Tout cela grâce à la production de masse et à la publicité, dont le rôle n'est pas d'informer (former l'homme intérieur), mais d'attiser l'appétit des consommateurs. Mes confrères de la faculté des Sciences de la Communication savent que l'enjeu des médias et de la communication aujourd'hui est celui de stimuler le désir de celui qui "consomme" le message et d'introduire dans sa tête - et si possible dans son subconscient - un nouveau système de valeurs. La publicité, indépendamment de nos moyens, nous convainc de passer d'une économie de subsistance à l'économie du désir, du besoin de satisfaction des nécessités vitales à l'envie de se faire plaisir. Ce passage coûte cher. J'ai vu des fonctionnaires qui ne rentrent pas à la maison avant d'avoir épuisé leur salaire. Ou d'autres qui ne vous montreront jamais une maison, un investissement, un compte bancaire, des enfants scolarisés, une oeuvre caritative, ni quoi que ce soit comme fruit de leur labeur. La liberté du consommateur est la première cible de la politique de consommation, alors même qu'elle exalte le "moi", l'expérimentation personnelle. La société moderne privatise la vie de l'homme tout en l'asservissant aux modèles anthropologiques courants, tandis qu'elle le laisse affronter "sans armes" les trois aspects vitaux de la famille ou tribu, de la sexualité ou de l'affectivité, et de la précarité de son existence, en d'autres termes, de la mort. La logique du plaisir vient se heurter à ces dimensions de notre vie où se joue l'équilibre entre ce que nous avons et ce que nous sommes en vérité.
Dis-moi ce que tu consommes...
Lundi après-midi, nous voici au terrain de Volley Sainte Barbe. A peine commence le match, Hughes remarque que Franck joue avec une paire de chaussures visiblement sans "griffe"... La moquerie commence - "Hé, mon frère, on dirait que tu as été à la vente Caritas hier! Où t'as ramassé tes pirogues-là?". C'est alors, au milieu des éclats de rires, que je me rends compte que quatre d'entre nous chaussent du Nike, trois (dont moi-même) la New Balance, et deux autres la Reebok. Je ferme cette parenthèse en signalant quand même que Franck était le meilleur joueur, après Levoub, notre entraîneur. Mais dès qu'on rentre dans la logique de la consommation, on cherche la valeur à l'apparence et non dans la personne. Comme si l'homme se définissait à travers ce qu'il possède. La consommation favorise l'affirmation de soi et l'accès au prestige social. L'une des premières caractéristiques de la consommation est l'ostentation. Il ne suffit plus de posséder. Il faut qu'on sache, qu'on voie, qu'on comprenne que je possède, et donc que je suis. J'existe. Sans cette reconnaissance, on ne m'estime pas. Pour survivre dans notre société, il faut "être quelqu'un", et pour en être un il faut "avoir". Et à partir de ce désir de faire voir qu'on a, naît la manie de la simulation. Puisque les autres jugent selon l'apparence, il faut que je cache les aspects qui pourraient bémoliser mon image. Je n'exclue pas de cette manie certains maquillages de nos soeurs (et frères!), mais je crois que l'apothéose du simulacre revient surtout à passer pour celui ou celle qu'on n'est pas, aux niveaux moral et professionnel. Je trouve encore plus pardonnable cet homme, bien propre et bien habillé, qui vint dans mon bureau et me confessa qu'il n'avait pas mangé depuis la veille. "Et pourtant tu me sembles assez bien habillé!" lui dis-je. "Mon Père, c'est ainsi que je m'habille quand je n'en peux plus; vous ne m'auriez peut-être pas accueilli si j'étais comme d'habitude...".
Un deuxième aspect de notre consommation c'est que nous ne nous contentons pas d'avoir, ni de faire voir qu'on a. L'objet nous procure une image. Etre une personne "à la mode" crée la différence. Alors que j'avais des scrupules sur l'opportunité du portable Motorola que m'a offert Michel, un jeune du Mouvement Salésien des Jeunes, ma petite soeur souriait déjà en me disant que j'en étais encore à la brique ! Comparer un téléphone à une brique me semble exagéré, mais traduit l'obsession de "MT", ma soeur, comme des autres jeunes (et des adultes aussi) au Cameroun comme ailleurs, à rester à jour, selon les dimensions qu'impose la production. Je prends des images de mon expérience en Afrique parce que le drame est plus évident lorsqu'on a affaire au même bombardement publicitaire "global" mais selon un pouvoir d'achat qui n'est pas analogue. Il me semble qu'il faut avoir plus pour acheter davantage. Mais dans nos pays en voie de développement, nous sommes condamnés d'une part par la stimulation médiatique de désirs renouvelés, et d'autre part par l'élargissement de l'écart entre les moyens financiers des parents, et l'indépendance volitive des enfants. En termes clairs, comment une famille où seul le père est rémunéré (100.000 F le mois) peut-elle offrir à son fils - s'il est seul! - la paire de chaussures qu'il souhaitait pour Noël (105.000 F à City Sport) et le portable Samsung "dernier cri" qu'il a vu l'autre jour chez son camarade de classe. Pensez un peu aux autres "besoins" de la famille, vous ne sourirez pas d'entendre l'enfant protester qu'il en a "besoin"! Il faut bien qu'il soit "comme les autres". La compétition vers le "pouvoir" de la consommation déstabilise la position économique d'un foyer s'il n'est pas entraîné à apprivoiser ses désirs et à discerner ses moyens.
Que devons-nous faire?
Souvent lorsque nous partons de la maison pour faire des achats, il vaut mieux en avoir une liste. Il arrive que devant la vitrine, de nouveaux "besoins" naissent en observant les produits de consommation. Le mouvement devrait être inverse! C'est comme si nous avions une complicité avec les producteurs: ils ont besoin de nous pour vendre, produire selon le nouveau besoin qu'ils ont créé en nous, et nous vendre la solution. Nous avons besoin d'eux pour calmer les besoins réels et nourrir nos rêves de grandeur et de bonheur.
Ce que nous devons faire, par conséquent, c'est peut-être changer de regard, à défaut de pouvoir freiner le cours du consumérisme. Celui-ci nous fait chercher le sens du réel dans les choses. Il nous impose une vision autosuffisante du monde matériel, qui n'a plus besoin de Dieu. Il cherche à éteindre en nous ce désir profond, ou plutôt à le tourner vers lui, puisque nous sommes faits pour chercher le bonheur, pour tendre "vers". Afin de ne pas tomber dans un retour à la vision matérialiste de l'homme, c'est à nous de reconnaître et de traiter comme "non essentielles" certaines consommations qui, sans être diabolisées, peuvent jouer un juste rôle dans notre recherche du bonheur. Changer de regard car les choses ne sont pas simplement des "moyens" que je peux utiliser, exploiter, manipuler. J'insiste sur cet aspect parce qu'il ouvre immédiatement sur la façon dont je traite les autres. Cesser de mettre les choses au centre signifie aussi ne plus juger ni traiter les autres selon ce qu'ils possèdent, ni selon ce qu'ils peuvent m'apporter, que ce soit matériellement ou moralement et psychologiquement. Il est peut-être venu le temps de cesser d'instrumentaliser ce qui nous entoure et de coloniser ce qui est à distance.
Le regard qu'un chrétien porte sur les choses le renvoie avant tout à leur nature de créature et donc de dépendance envers Dieu. Depuis des millénaires, les croyants de toutes cultures ont su dire merci à l'Etre suprême pour la pêche, la chasse, la moisson, la vie et la progéniture: chose oubliée dans l'optique de la consommation où l'on s'approprie les choses. D'ailleurs, comment remercier, comment se réjouir si posséder les choses signifie à la fois être possédés en retour et être condamnés à vouloir toujours autre chose? Il nous faut aujourd'hui une "spiritualité de la consommation", une capacité d'enrichir notre consommation de nouvelles dimensions: fruit de notre labeur, don de Dieu, partage avec les autres, action de grâces.
Quelles perspectives éducatives?
Dans le rapport de ses dernières visites dans les provinces, Don Chavez, notre Supérieur Majeur, a souligné deux aspects qui pourraient constituer les valeurs de base pour éduquer les jeunes à faire face à la vie d'aujourd'hui: l'austérité et la solidarité. Je m'en tiens à ces deux notions parce qu’elles résument assez nettement le besoin qui ressort du portrait social qui précède.
Face à un système éducatif orienté plus vers l'instruction que vers la formation intégrale, face à une préparation morale qui aboutit nécessairement à un accaparement des biens et à un rapport fonctionnel envers les choses, la nature, les personnes et Dieu, l'éducation post-moderne est appelée à rétablir le détachement, la distance entre les jeunes et les choses, en d'autres termes, à redécouvrir le "mystère" de tout ce qui est. La découverte de la nature et de ses lois devrait plonger l'homme dans la contemplation, dans le respect, même dans sa façon de bénéficier de la création. Les choses et les personnes ne sont pas faites pour être manipulées, exploitées et "pressées" jusqu'à la fibre pour en tirer le maximum, comme on fait d'une orange. Pour trouver la juste mesure entre cette gourmandise d'une part et des scrupules à la limite du panthéisme, d'autre part, il nous faut une "écologie mentale", une grande et authentique liberté, la disponibilité pour honorer la vie, et le silence intérieur sans lequel on ne saurait communiquer avec la Création. A la société de la consommation nous devons inspirer un esprit de partage, de convivialité, de parcimonie, de simplicité, de tempérance et de sérénité. La sobriété requiert qu'on prenne de la distance envers la consommation, en tempérant nos exigences et nos besoins, orientant notre attention à la fois vers ce qui nous fait grandir en valeurs humaines et vers ceux qui sont dans le besoin tout près de nous. Nous devons éduquer nos enfants à la joie d'être heureux ensemble, à la joie d'illuminer par leur présence ceux et celles qu'ils rencontrent. Comme tout Salésien, je crois fermement, par expérience aussi, que les jeunes sont capables d'apprendre et assimiler dès les premiers instants des gestes et paroles simples de générosité et de paix, des exercices de charité et de courage, de proximité envers les plus faibles, soit parmi eux en classe, soit dans leur quartier. Ce sont des "petites choses", mais qui font de grands citoyens et d'honnêtes croyants, comme le dirait Don Bosco, car c'est "à force de forger qu'on devient forgeron".
Enfin, puisque la logique de la consommation dilate la fracture entre les riches et les pauvres, entre les pays de l'opulence et ceux de la survie, les éducateurs et les parents sont appelés à promouvoir la culture de l'austérité pour que tous puissent mener une vie qui soit digne d'être appelée humaine. La culture de l'austérité est le courage de refuser de se laisser manipuler et déterminer par la mode, par les producteurs et par ceux qui nous inventent des besoins. Il est aussi édifiant, en cette nouvelle année, que les jeunes grandissent au milieu de témoignages d'hommes et femmes qui collaborent avec tous ceux qui, de près ou de loin, luttent pour un changement des structures sociales du péché et de l'injustice, de la corruption et de l'obscénité, pour que voie le jour une société moins égoïste et plus humaine. Seule la solidarité dans le bien, dans la marche vers un idéal commun, permet de relever le défi de l'individualisme et du néo-libéralisme qui peuvent malheureusement découler du courant moderne de globalisation économique. C'est ensemble que nous devons avancer vers le destin de l'humanité, qui me semble être celui de la fraternité.
Père Alphonse, salésien
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